Mahmoud Darwich


L'exil recommencé,
Paris, Actes Sud/Sindbad, 2013


Nous choisirons Sophocle,
Paris, Actes Sud, 2011


Le lanceur de dès
Paris, Actes Sud, 2010


Une nation en exil
[barzakh] / Actes Sud, 2010


Récital Mahmoud Darwich - Odéon Théâtre de l’Europe, Actes Sud / Odéon / France Culture, 2009


Anthologie poétique (1992-2005),
Paris, Babel, 2009


La Trace du papillon,
Paris, Actes Sud, 2009


Comme des fleurs d'amandiers ou plus loin,
Paris, Actes Sud, 2007


Entretiens sur la poésie,
Paris, Sindbad/Actes Sud, 2006


Ne t'excuse pas,
Paris, Sindbad/Actes Sud, 2006


Etat de siège,
Paris, Sindbad/Actes Sud, 2004



Murale,
Arles, Actes Sud, 2003



Le lit de l'étrangère
Arles, Actes Sud, 2000



La terre nous est étroite,
et autres poèmes
,
Paris, Gallimard, 2000



La Palestine comme métaphore,
Paris, Sindbad/Actes Sud, 1997



Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
Arles, Actes Sud, 1996


Au dernier soir
sur cette terre
,
Arles, Actes Sud, 1994



Une mémoire pour l'oubli,
Arles, Actes Sud, 1994



Chronique de la tristesse ordinaire, suivi de
Poèmes palestiniens
,
Paris, Cerf, 1989


Plus rares sont les roses,
Paris, Minuit, 1989



Palestine, mon pays :
l'affaire du poème
,
Paris, Minuit, 1988



Rien qu'une autre année,
anthologie 1966-1982
,
Paris, Minuit, 1988


Les poèmes palestiniens,
Paris, Cerf, 1970



Allocutions & textes de Mahmoud Darwich


Ahmad al Arabi
Opéra poétique écrit par Mahmoud Darwich
Composé et dirigé par Marcel Khalifé


Et la terre, comme la langue
un film de Simone Bitton
et Elias Sanbar


À propos de
"Mahmoud Darwich dans l'exil de sa langue"


Etudes, textes, critiques
sur Mahmoud Darwich



Livres en anglais


La revue
al-Karmel













Le cassement du monde :
pouvoir fractal de la guerre
dans l'oeuvre de Mahmoud Darwich


in memoriam M.-V. Foé

Par Pierre Grouix


novembre 2003


La guerre : Elle démolit notre pièce de théâtre pour nous contraindre à jouer sans texte ou dialogues.
La guerre : Mémoire des primitifs et des civilisés.
La guerre : Elle commence dans le sang,
La guerre : ... s'achève dans l'air.
Et la guerre : Elle fait une trouée dans notre ombre pour passer d'une porte à l'autre.


Parce que le conflit tragique d'une brûlure de l'histoire embrase sa terre natale soumise au gré de la mort (Samîh al-Qâsim) depuis cinquante ans, la guerre n'est pas, ne peut pas être pour un poète palestinien une abstraction, un sujet parmi d'autres.
Bien plus, de son ombre portée, elle strie les vers, ici dans une évocation sans fard, là en un rappel navrant. La présence pesante, lourde, écrasante et étouffante du mal est dite, et c'est contre elle que se dresse un poète résolument pacifiste, à qui les discours d'Arafat furent longtemps redevables des ailes d'une colombe. C'est la guerre déjà qui jeta sur le dehors des routes un enfant de huit ans, l'arrachant à une enfance collective, le projetant sans ménagement - manu militari - dans l'âge adulte de l'ailleurs et de la menace, faisant de l'exil le thème darwichien (" nulle autre identité que les tentes " ou " mon baluchon est mon village "). Du fait de la guerre et par la force aveugle des choses, l'homme de ces mots est à jamais un étranger (gharib). L'expatriement (hÿra, ghuba) qu'elles créent a valeur métaphysique.

Parcourir les poèmes de l'anthologie traduite par Elias Sanbar et préfacée par Darwich lui-même, La Terre nous est étroite, tourner les pages de ce dîwân de beauté revient à croiser une ombre de sang. Si les premiers poèmes ont des accents engagés, chers aussi à Tawfîq Zayyâd et à Râchid Hussein ; s'ils sont moins sensibles à l'esthétique (Darwich étant devenu très jeune sur la scène globale arabe la voix de son peuple et d'une patrie empêchée) ; si la seconde période s'éloigne des accents de la militance dus à Hikmet ou Neruda, voire à Maïakovski et à Char, pour forer plus avant le mystère de la création en poésie, la guerre est bien l'une des réalités fortes du chant sur quatre décennies.
C'est l'une des marques du conflit de n'avoir pas de traits positifs, ni rien à offrir au sort des hommes. Univoquement négatif, il est le visage du mal, son incarnation, sa matérialité. Très vite, le moi, encore largement en constitution, à la recherche de son étoffe de sujet, identifie cette rencontre forcée de l'acier des armes et de la chair des hommes comme une réalité monstrueuse, brutale, signant de sa seule présence l'impossibilité d'un paradis, quel qu'il soit.
De fait, c'est l'un des caractères de la guerre darwichienne que d'être déplacée, obscène. Venue colorer le réel de reflets de sang, elle s'impose à la manière d'un hôte indélicat. Elle est ainsi l'autre par excellence d'un homme épris de paix ou encore - c'est une définition de tout poète (al-châ'ir) - amoureux de l'amour : "Je quête un enfant souriant au jour, / Non une place dans la machine de guerre. / Je suis venu ici vivre le lever des soleils, / Non leur coucher". Ces vers sont extraits du poème Le Soldat qui rêvait de lys blancs, inséparable de sa date de rédaction (1967, l'année aussi de Chronique de la blessure palestinienne) qui fit scandale en Palestine tant il prônait le rapprochement des peuples et leur dialogue en une époque de guerre, de panarabisme et de nationalisme exacerbés. Tant il rompait avec la poésie de la Nakba - la catastrophe, le drame palestinien. L'oeuvre entière témoigne de l'authentique pacifisme qui anime Darwich, tant l'aspiration à la paix et au calme sont deux des caps, des amers, des Nords de cette voix.
Par les mots les plus simples, et dès lors que l'on mesure le propos dans l'étendue de ses implications, la guerre vient casser ex abrupto une paix séculaire, un calme quotidien. Ainsi, et aussi tard qu'en 1995, dans le poème Villageois sans malice : "Je ne connaissais encore ni les habitudes de ma mère, ni ses parents / Quand les camions sont venus de la mer". Scène familiale banale / irruption de la guerre : nombre de textes sont innervés par cette séquence funeste fauteuse de trouble.
La guerre est en effet marquée par son irruption démente et insensée dans le réseau des échanges de chaque jour. Quand bien même viendrait-elle à durer, à scander le temps ("En mars, il y a trente ans et cinq guerres, / Je suis né sur un monticule d'herbe lumineuse des tombes"), voire l'espace ("Et Ahmad / Etait l'émigration de la mer entre deux balles de fusil"), il n'y a pas, à proprement écrire, de guerre quotidienne, dans la mesure où le conflit se signale comme une rupture nette du quotidien, qu'il relègue indûment au rang de faire-valoir, de simple toile de fond : quotidien et guerre s'opposent comme sens et non-sens, comme même et autre, comme colombe et faucon.
Les gestes du quotidien, et peut-être d'abord le rituel hospitalier du café, si finement lié à l'image maternelle et par synecdoque à la patrie ("J'ai la nostalgie du pain de ma mère, / Du café de ma mère, / Des caresses de ma mère...") se voient interrompus par le surgissement inopiné d'une altérité toute négative. Et cette occupation du terroir ancestral par l'autre est vécue comme un viol ("L'ennemi qui prend le thé dans notre masure".) La guerre, autre mot pour l'histoire, impose la brutalité d'un âge de fer ("Voici venu le temps des industries. Le temps des métaux"). Et peut-être plus encore que par les charniers dont elle se rend coupable ("L'homme enlaçait les astres brisés. / Une couronne de sang ceignait son large front"), accompagnés d'un chromatisme rouge très prégnant ("L'oliveraie était toujours verte. / Etait mon amour. / Cinquante victimes / L'ont changée en bassin rouge au couchant..."), cette obscénité est dite - centralement mais par la bande - via cet ordre immémoriel souillé qui liera souvent, en un contrepoint tragique, la figure maternelle, matrice de vie, et la destruction noire ou rouge de la voix du néant : "Je ne veux du pays qui m'a égorgé / Que le mouchoir de ma mère".
Les Palestiniens emportent la Palestine à la semelle de leurs souliers et c'est à Beyrouth que la guerre sera ce parfait cortège de feu. Là s'opposent, jusque dans les sonorités, l'oiseau et l'avion, mots bâtis en arabe sur une racine commune ("Quand disparaissent les avions, s'envolent les colombes") : Beyrouth, yaqout, tabout (Beyrouth, jacinthe, cercueil). C'est dans Rien qu'une autre année mais surtout dans le très long et célèbre poème en prose Une mémoire pour l'oubli (Zâkira li'll Nisyân) où Darwich passe à la prose pour traduire l'autre de la poésie, qu'est transcrite l'expérience insensée du siège de la capitale, fièvre, angoisse de tous les instants. En une vicinité palpable à la mort, le récit résonne des déluges du feu. Nulle part ailleurs que dans cet espace réduit à néant, dans cette claustration tragique, l'encre n'est plus proche de la destruction imminente, ne tutoie davantage son effacement. Le 4 août 1982, dont Darwich dit qu'il fut pour lui le jour le plus long de l'histoire, le bombardement de la marine commença avant même le chant des oiseaux, avant que l'aviation ne bombarde la cité douze heures de rang. Que Darwich n'écrive point durant le siège ou, précise-t-il, qu'il y écrive son silence, c'est bien dans cette nudité de l'imminence que la guerre révèle, à visage découvert et à bout portant, son projet sadique de destruction du vivant, de démembrement total du sens. Elle est ce désordre géant venu fracturer l'ordre labile tenté par le vivant, dont la cité et la civilisation dont elle témoigne sont les marques fragiles.
Creuset mythique mais ô combien réel, Beyrouth, devenue "une attente entre deux moments de notre histoire de sang" se fait figure de l'absolu ("A l'absolu, Beyrouth est dévolue"), victime entre toutes de la folie guerrière : "Beyrouth, améthyste qui hurle, brûlée à vif, sur le dos des colombes". Une nouvelle fois, une éternelle fois, le quotidien est souillé de sang : "Le combattant est-il venu par là, / Tel l'obus dans la guerre ? / Ses éclats ont-ils brisé les tasses au café ?". Jusqu'à cette image effroyable de vérité, qui une nouvelle fois tisse chair et matière : "Et le coeur a fondu fondu...". C'est l'imaginaire lui-même qui est atteint par la force brisante, hantante de l'acier ("Les avions traversent mon jour et dans mon rêve passent les avions"). La guerre tue même les rêves.
Chez ce poète lyrique du souffle, la guerre rejoint une hantise propre de l'étouffement, de l'encerclement (Encerclement des éloges de la mer, 1984). Lorsque les Palestiniens quitteront par la mer la capitale défigurée, l'Odyssée fournissant un métatexte, ils seront livrés aux remous de l'histoire.
Pour autant, cette Apocalypse est une destruction, mais pas une révélation : l'être n'y apprend rien de fondamental sur lui qu'il ne savait déjà. La guerre n'est pas regard, elle est ce qui le tue. De même bloque-t-elle la poésie. L'être est à ce point tétanisé, brisé, nerveusement brûlé, qu'il ne peut écrire. Darwich précise : "Le poète ne chante pas entre deux bombes, mais plutôt avant et après la bombe". Le Poème de Beyrouth (Qasîdat Bayrût) et Eloge de l'ombre haute (Madîh al-Zill al-'Alî), fresques de l'invasion, de la résistance et des massacres (Sabra, Chatila) seront rédigés hors des enceintes de la cité. Liée à la cendre stérile, négative par principe et par essence, la guerre n'apporte rien, ne donne rien. De l'aveu de l'auteur, les poèmes de la période parisienne seront supérieurs aux textes libanais, dont une bonne part a été volontairement supprimée. Mars est un dieu vide : "En mars, l'année de l'Intifada, la terre / Nous a divulgué ses secrets sanglants. En mars, cinq fillettes sont passées devant les lilas et les fusils. Debout à la porte d'une école primaire, elles se sont enflammées de roses et de thym du pays. Elles ont inauguré le chant du sable. Sont entrées dans l'étreinte définitive".
Totale, tyrannique, la guerre empêche de son blast la relation, la respiration, l'ailleurs, l'autre. Jalouse de ce qui n'est pas elle, elle est le même généralisé ("Et la chaussée est une autre nuit / Qui boit la clarté des réverbères, / tandis que, seul, brille / l'acier d'un fusil..."). Casser, dit-elle.
Loin de l'assurance des hérauts des odes anté-islamiques (mu'allaqât) tel Imrou' al-Qays, et plus proche des impasses du sujet lyrique contemporain, le moi darwichien, parfois fantomatique, voire illusoire, est toujours - guerre ou pas - problématique. Se tenir à soi est son haut propos. Ce risque de la fracture qui interdirait la permanence de l'être est radicalisé par la guerre : "Même brisé par l'air métallique, / Je reste ce que je suis... / La guerre du nouveau croisé / Me livre au dieu de la vengeance". La guerre casse aussi cette union de soi à soi, qu'elle peut sembler rendre possible par instants ( "Une balle effleure mon front et m'assemble ainsi que le baiser unit les deux lèvres"). Si la dimension shakespearienne interviendra par le biais des amours adolescentes avec Le Lit de l'étrangère (1999), livre de la réconciliation érotique, l'heure est à la destruction intérieure hamlétienne : le monde est sorti de ses gonds, et tout autant le sujet qui tente comme il peut de s'y constituer, de s'y inscrire.
De même, la guerre sépare de l'autre, ruine l'articulation dialogique. Ainsi dans Rita et le fusil, où elle figure entre le moi et l'amante juive à la manière d'un tiers non désiré : "Entre les yeux de Rita et les miens, / Un fusil (...) Tant de choses / Brisées par un coup de fusil". La présence incongrue de la guerre séparante, proprement diabolique, est ainsi encore plus frappante dès lors qu'elle se découpe sur l'île homme / femme : "Rita déguste à petites gorgées le café du matin, elle met à nu la prime pomme matinale / Des lys blancs qui l'entourent la découvre : / 'Abandonne pour l'instant, le journal du matin, / Les roulements des tambours guerriers resteront tambours de guerre, / Et la guerre n'est pas mon métier". Dit autrement, la guerre est l'un des termes de paires d'opposition (guerre vs quotidien, guerre vs amour) qui ruinent l'unité que le poème appelle de ses mots. Monde masculin, il faut que la guerre cesse pour qu'apparaisse le féminin : "Arrêtez donc cinq minutes de bombardement / Que les belles élégantes lavent leurs seins des baisers passés".
Ce serait l'une des victoires du conflit que de river l'être à l'ici et au maintenant. C'est pourtant dans un ordre global des conflits qu'elle s'inscrit. Un seul exemple ainsi, loin, sur un autre continent : les guerres indiennes du génocide et de la spoliation dans Le dernier discours de l'homme rouge. Même rencontre de deux opposants aux valeurs irréconciliables : "O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui parlent aux arbres de la nuit ? (...) Soixante-dix millions de coeur éclatés. Cela suffira et suffira pour que tu reviennes de notre mort, roi sacré sur le trône du temps nouveau" ; même fracas et, une enième fois, cassement tellurique du quotidien : "Qui habitera notre temple ? Qui préservera nos coutumes du fracas des métaux ?".
La guerre fait du poète un fils de Troie, la guerre antique figurant la matrice de tous les conflits : "La Grèce a pris pour identité la tristesse / En vain elle recherche une enfance. / Mais la tristesse est confisquée, même la larme de l'oeil cerné de khôl". La guerre prend tout. Un poète ne saurait être que du côté des vaincus : "Sur le mur pleure Hiroshima... / Une nuit s'en va, et, dans le plein midi, / Nous n'emportons de notre monde / Que la forme du trépas". Au vrai, la guerre accompagne de trop près le lot des hommes pour qu'elle puisse disparaître : " Les tambours rouleront et d'autres barbares viendront ".

Des premiers poèmes (Carte d'identité, 1966) à L'Etat de siège, rédigé en 2002 dans Ramallah encerclée ("pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage"), la guerre est ainsi cette totalité coupant le moi de lui-même, des autres, du monde. Pour reprendre le titre d'une anthologie publiée à Ramallah en 1999, les Palestiniens sont les invités permanents du feu, hôtes involontaires d'une mort à fragmentation aussi noire que le khôl ou le ventre de la baleine, à laquelle s'oppose de toute sa splendeur la vérité charnelle du rituel lyrique. Et par là tout est dit, ou plutôt dans l'enceinte ouverte que ces vers circonscrivent, et contre toute guerre à jamais, tout reste à préserver. A aimer. Là où la guerre sépare, distend, la poésie ajointe. Elle rapatrie, exile de l'exil. En arabe, vers et demeure se disent d'ailleurs d'un même mot (bayt). Et si le nom du poème lui-même (al-qasîda) vient d'une racine signifiant ' tendre à quelque chose ', l'amour est cette chose. Dans le poème, et de manière finalement charienne, se croisent un non de résistance ("Corps ensanglantés par les flancs montagneux / Et les soleils à venir / Tu diras non") et un oui enthousiaste à l'amour. Le poème réunit ce que la guerre casse : "O chant. Rassemble les éléments / Et porte-nous / Flanc après flanc / Et descends les vallées". Il est ceinture de lilas : "Et notre pays que nous ceinturions de lilas son feu et sa cendre".

Les exploits dont se rend capable cette voix unique, jamais hautaine mais haute, ou plus encore hauturière, et via une beauté qui honore le temps qu'elle visite comme nulle autre nous apprend ce que nous saurons quand nous serons des hommes (quand nous saurons aimer) : "Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l'hésitation d'avril, l'odeur du pain à l'aube, les opinions d'une femme sur les hommes, les écrits d'Eschyle, le commencement de l'amour".