traduit de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar
102 pages Poèmes extraits des recueils :
Ahada ashara kawkaban ; Arâ mà urîd ; Hiya ughniya, hiya ughniya, 1994
Arles, Actes Sud, 1994
Article de presse : Le "devoir" de poésie Mahmoud Darwich aurait aimé n’écrire que des poèmes d’amour. Mais le chant de l’écrivain palestinien est d’abord un cri : celui d’un peuple voué à l’errance, à la guerre, aux trahisons et à l’éternel désir de "rentrer à la maison".
La poésie de Mahmoud Darwich est un chant infini adressé non seulement au peuple palestinien, dispersé dans une diaspora meurtrie, mais aussi au peuple juif ou plus précisément à sa mémoire. Cest un chant heureux qui réclame des uns et des autres de "garder en mémoire un peu de poésie pour arrêter le massacre". Le rythme des mots, la puissance des images, le souffle de la passion dun être épris jusquà la folie de sa terre natale, la couleur des rêves au-delà de tout espoir font que cette voix est celle dune belle volonté, un désir fou de vivre ensemble et "dabréger léternité de lexil".
Cinq poèmes composent ce chant de la lucidité et de lappel à la justice. Dans Discours de lhomme rouge, le poète dit combien son peuple refuse de plier ou de disparaître. Il sadresse à "lhomme blanc" qui a pris lhabitude de dominer, de piller et de massacrer lIndien. Mahmoud Darwich rappelle que "Dieu est blanc" et se met à parler en paraphrasant un verset du texte sacré : "Vous avez un monde, et nous, un autre." Dans le Coran, le croyant dit face aux non-musulmans : "Vous avez une religion et jen ai une autre."
Cet hommage à lhomme rouge "Arbre mon frère. Ils tont fait souffrir tout comme moi" permet à Darwich de traduire le sentiment de tout un peuple qui considère la terre de Palestine comme "sa mère, sainte, pierre par pierre". Il dit à ceux qui refusent le partage ou léchange : "Nexigez pas des morts un pacte de paix", car il sait que "la vérité est plus puissante que la justice".
A force daligner des mots, de composer des poèmes, daller partout dans le monde répandre la parole palestinienne, Darwich a limpression que sa voix est devenue souterraine. Il habite, comme il dit, un cri, et est obsédé par lombre, celle des origines, celle de lhomme qui ne cesse de marcher depuis un demi-siècle, celle dun peuple voué à lerrance, aux combats, aux trahisons des "frères", et à léternel désir de "rentrer à la maison". Il écrit : "Je suis celui qui a vu dans sa plaie lhistoire des migrations des peuples, des cavernes aux planches des scènes." Alors il conseille lamour de la langue et refuse le combat en dehors des mots. Et pourtant, sa poésie nest pas du genre militant. Elle est mieux que cela et plus efficace, si toutefois la poésie peut lêtre, que nimporte quel discours pollitique. EN fait, Mahmoud Darwich est poète dans lâme. Il voit le monde et le vit en poète, cest-à-dire avec exigence, avec colère et émotion. Cest un visionnaire qui nen peut plus daccumuler les blessures et de rédiger des éloges funèbres sur ses amis. Après lassassinat à Paris, en août 1978,du représentant de lOLP, Ezzedine Kalaq, Darwich écrivit un très beau texte en soulignant que son espoir était "quil soit le dernier"
Peut-être que sil navait pas subi lhumiliation de loccupation, sil navait pas connu lexil et la disparition de nombre de ses amis, assassinés hors des territoires occupés ou tués dans le combat, il naurait pas écrit des chants aussi beaux et aussi douloureux dans le lyrisme et, parfois, dans la mystique que ceux superbement traduits par Elias Sanbar dans Au dernier soir sur cette terre. Pour lui, "la terre se transmet comme la langue" mais, quel que soit le devenir de lhistoire, il sait que ses frères de terre, qui sont sur "la crête des vagues de la mer et du désert, brandissent une île pour exister".
"Jamais nos exils ne furent vains", répète-t-il dans le poème Et la terre se transmet comme la langue. En fait, lexil lobsède moins que les traces du passé menacé par loubli, quil compare à "une cordée de sortie". "Pouvons-nous ramener le passé aux bornes de notre présent ?", se demande-t-il, en proclamant, face à ses lecteurs israéliens : "Notre histoire est la leur". Autrement dit, le lien des racines et de lhistoire est plus fort que les lois de la géographie ou les règles de la diplomatie.
Le poète est celui qui dit la vérité jusquà se confondre avec elle, jusquà senrouler dedans et ne jamais accepter la compromission. Il lâche les oiseaux prisonniers de sa voix même si lécho rebondit sur lui. Mahmoud Darwich est le poète qui ne cesse de poser des questions, plus imprudent que loiseau de René Char, qui ne peut chanter "dans un buisson de questions". Il se demande, il nous demande : Combien dannées dresserons-nous encore nos morts miroirs dune douce énigme ? / Combien de fois ferons-nous ployer les blessés sous les montagnes de sel pour trouver les commandements ?" Ou alors, vers la fin du poème : "Comment écrire au-dessus des nuages le legs des miens ?" Darwich aime aussi parler d’amour. Il le fait en soufi mystique , amoureux des mots : "Suis-je celui qui est descendu à tes pieds pour que montent les mots / Lune blanche dans le lait de tes nuits ? (...) / En un autre temps je possédais des perles / Autour de ton cou et un nom gravé sur une bague d’où jaillissait la nuit." Darwich aurait aimé nécrire que des poèmes damour. Il en a écrit beaucoup sur le pays, sur les mots, sur son peuple. On sent chez lui une nostalgie du futur, celui qui rendra justice aux Palestiniens et le déchargera du "devoir de poésie face aux amis disparus".
Tahar Ben Jelloum, in LE MONDE, mars 1994
Extraits
DISCOURS DE L’HOMME ROUGE
I
Ainsi, nous sommes qui nous sommes dans le Mississippi. Et les reliques dhier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à lEst a changé. O maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui partent aux arbres de la nuit ? Elevée est notre âme et sacrés sont les pâturages. Et les étoiles sont mots qui illuminent Scrute-les, et tu liras notre histoire entière : ici nous naquîmes entre feu et eau, et sous peu nous renaîtrons dans les nuages au bord du littoral azuré. Ne meurtris pas davantage lherbe, elle possède une âme qui défend en nous lâme de la terre. O seigneur des chevaux, dresse ta monture quelle dise à lâme de la nature son regret de ce que tu fis à nos arbres. Arbre mon frère. Ils tont fait souffrir tout comme moi. Ne demande pas miséricorde pour le bûcheron de ma mère et de la tienne.
(...)
III
Nos noms sont des arbres modelés dans la parole du dieu et oiseaux qui planent plus haut que les fusils. Ne coupez pas les arbres du nom, vous qui venez guerre de la mer. Et ne lancez pas vos chevaux flammes sur les plaines. Vous avez votre dieu, et nous, le nôtre. Vos croyances, et nous, les nôtres. Nensevelissez pas Dieu dans des livres qui vous ont fait promesse dune terre qui recouvre la nôtre. Ne faîtes pas de Lui un huissier à la porte du roi. Prenez les roses de nos rêves pour voir ce que nous voyons de joie ! Et sommeillez au-dessus de lombre de nos saules, pour vous envoler mouettes et mouettes, ainsi que sélancèrent nos pères bienveillants avant de revenir paix et paix. Il vous manquera, ô Blancs, le souvenir de ladieu à la Méditerranée et vous manquera la solitude de léternité dans une forêt qui ne débouche point sur un abîme, et la sagesse des brisures. Et il vous manque une défaite dans les guerres. Et un rocher récalcitrant au déferlement du fleuve du temps véloce. Et il vous manquera une heure pour une quelconque contemplation, pour que grandisse en vous un ciel nécessaire à la tourbe, une heure pour hésiter devant deux chemins. Euripide un jour vous manquera, et les poèmes de Canaan et des Babyloniens, et les chansons de Salomon à Shulamit. Et vous manquera le lys sauvage pour la nostalgie, et vous manquera, ô Blancs, un souvenir qui apprivoise les chevaux de la démence et un cur qui racle les rochers afin quils taillent dans lappel des violons. Et il vous manque et manque lhésitation des armes. Et sil faut nous tuer, ne tuez point les êtres qui avec nous damitié se lièrent et ne tuez pas notre passé. Et il vous manquera une trêve avec nos fantômes dans les nuits stériles, un soleil moins enflammé, une lune moins pleine, pour que le crime apparaisse moins fêté sur vos écrans. Alors prenez tout votre temps pour la mise à mort de Dieu.
(...)
VII
Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à laube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, quils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.
1992
(...)
ET LA TERRE SE TRANSMET COMME LA LANGUE
Ils sont rentrés
Au terme du long tunnel à leurs miroirs, et rentrés
Quand solitaires ou rassemblés, ont retrouvé le sel de leurs frères et délaissé
Les légendes de la défense des places pour lordinaire des mots
Ils ne lèveront plus sils veulent, mains ou bannières aux miracles
Ils sont rentrés célébrer leau de leur existence, et ordonner cet éther
Marier leurs fils à leurs filles, faire danser un corps dans le marbre estompé
Suspendre à leurs plafonds tresses doignons, cornes grecques et ail pour lhiver
Traire les pis de leurs chèvres et nuages qui ont coulé des livrées des colombes
Ils sont rentrés aux confins de leur obsession, à la géographie de la magie divine
Au tapis de feuilles de bananier dans la terre des tracés anciens
Une montagne sur la mer
Derrière les souvenirs deux lacs
Un littoral pour les prophètes
(...)
Jamais partis, jamais arrivés. Leurs coeurs sont des amandes dans les rues. Les places étaient plus vastes qu’un ciel qui ne les recouvrait point. Et la mer les oubliait. Ils distinguaient leur nord de leur sud, lâchaient les colombes de la mémoire vers leurs premières tourelles et capturaient chez leurs martyrs un astre qui les guidait à l’ogre de l’enfance. Chaque fois qu’ils disaient : Nous y sommes ? le premier d’entre eux dégringolaient l’arc des commencements. Toi le héros, laisse-nous que nous puissions te porter vers une autre fin. Périsse le commencement ! Toi le héros ensanglanté des longs commencements, dis-nous, longtemps encore notre voyage ne sera que commencement ? Toi le héros qui gis sur les pains d’avoine et le duvet des amandes, nous embaumerons de rosée la plaie qui tarit ton âme, nous l’embaumerons du lait d’une nuit éveillée, de la fleur de l’oranger, de la pierre qui saigne, du chant, notre chant, et d’une plume prise au phénix.
Et la terre se transmet comme la langue
Leur chant, pierre qui racle le soleil. Ils étaient bons et ironiques
Ne connaissaient danse et mizmar quaux funérailles des camarades partants
Ils aimaient les femmes tout comme les fruits, les principes et les chats
Comptaient les années par lâge de leurs morts et partaient pour les obsessions
(...)
De quel songe sélever ?
Lequel rêver ?
Avec quoi pénétrer dans le jardin des portes ?
Et lexil est lexil
Et ils savaient leur chemin jusquà son terme et rêvaient
Venus du lendemain à leur présent, ils savaient
La destinée des chansons dans leurs gorges et rêvaient
De l’oeillet du nouvel exil sur la clôture de la maison, savaient
Le sort des faucons sils se fixent dans les palais, et rêvaient
Du combat de leur narcisse avec le paradis quand il devient leur exil, et savaient
Lavenir de lhirondelle quand le printemps lembrase, et rêvaient
Du printemps de leur obsession qui viendrait ou ne viendrait, et savaient
Ce quil advient lorsque le rêve naît du rêve
Et savaient, et rêvaient et rentraient et rêvaient et savaient et rentraient et rentraient et rêvaient et rêvaient et rentraient