Entretiens
Traduit de larabe par Elias Sanbar et de lhébreu par Simone Bitton
191 pages
Paris, Sindbad/Actes Sud, 1997
Présentation de l'éditeur : " Jai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; jai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu. ( ) Nayant pu trouver ma place sur la terre, jai tenté de la trouver dans lHistoire. Et lHistoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. Cest également un point dobservation des ombres, de soi et de lAutre, saisis dans un cheminement humain plus complexe. ( ) Est-ce là simple ruse artistique, simple emprunt ? Est-ce, au contraire, le désespoir qui prend corps ? La réponse na aucune importance. Lessentiel est que jai trouvé ainsi une plus grande capacité lyrique, et un passage du relatif vers labsolu. Une ouverture, pour que jinscrive le national dans luniversel, pour que la Palestine ne se limite pas à la Palestine, mais quelle fonde sa légitimité esthétique dans un espace humain plus vaste. "
Dans ces entretiens, dont quatre traduits de larabe et un de lhébreu, Mahmoud Darwich retrace son itinéraire poétique, livrant en même temps un témoignage dune brûlante actualité sur les mutiples facettes de lidentité palestinienne.
TABLE
Qui impose son récit hérite la Terre du Récit
(entretien avec le poète libanais Abbas Beydoun, Al-Wasat, Londres, n°191, 192, 193, septembre-octobre 1995. Repris dans Mashârif, Haïfa-Jerusalem, n°3, octobre 1995)
Je ne reviens pas, je viens (entretien avec la poétesse israélienne Helit Yeshurun, Hadarim, Tel-Aviv, n°12, printemps 1996. Tradit de lhébreu par Simone Bitton, Revue détude palestinienens, Paris, n°9, automne 1996)
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- Aviez-vous déjà, à cet âge précoce, une image du juif israélien ?
- Jai vu mon premier Israélien juste après notre " infiltration " du Liban. Nous logions chez des parents dans un autre village. Nous dormions à cinq dans la même pièce. Au milieu de la nuit, un officier israélien fit irruption et réveilla mon grand-père pour lui demander comment il sétait infiltré. Il ne ma pas fait peur, car il était aimable. Voici une première image. Celle qui la suivit fut différente. Enfant, jai déclamé un poème patriotique à la fête de lécole. Un officier me convoqua, me menaça et me parla avec une extrême grossièreté. Mais parmi mes maîtres, la meilleure fut une institutrice juive, alors que le directeur de lécole et le professeur manquaient de chaleur. Et, bien entendu, mon premier geôlier fut juif aussi Tout cela, pour vous dire que jai de multiples images de lAutre israélien.
- Quen est-il de limage de lennemi ?
- Elle fut dès le départ humaine. Multiple et variée. Il nexiste pas chez moi de vision unique et définitive de lAutre. Celui qui ma éduqué était juif, celui qui ma persécuté létait aussi. La femme qui maima était juive. Celle qui me détesta aussi.
- Pouvons-nous parler de votre amour pour cette juive ?
- Nous pouvons.
- Est-elle dans votre poésie ? - Elle est présente. Quant à savoir comment naît un amour Cela ne peut sexpliquer. Le hasard peut-être. Le travail du désir, de lattirance affective, crée la romance. La société israélienne est occidentale, ouverte, si on la compare avec la société arabe, plus traditionnelle. Il nétait pas facile de nouer une relation effective avec une jeune fille arabe. Mon premier amour fut une Arabe, mais nous nous aimions par correspondance ! Sans nous rencontrer. Une lettre par-ci, une autre par-là. Jétais si heureux, quand elle recevait ma lettre, de même, quand je recevais sa réponse. Mais la première relation digne de ce nom, je leus avec une juive.
- Cette relation fut-elle ambiguë ? - Inévitablement. Ce type de relation était forcément ambigu, notamment avec les parents de laimée. Même si leurs réactions variaient selon leurs origines, leur éducation, leur vision du monde. Jai été amoureux dune fille dont le père était polonais et la mère russe. La mère ma accepté, le père ma rejeté. Et ce nétait pas seulement parce que je suis arabe. A lépoque, dailleurs, je ne me sentais pas tout le temps lobjet dun racisme ou dune haine venus des entrailles. Cest la guerre de 1967 qui a bouleversé les choses. Elle sinstalla, au figuré, entre les deux corps, elle aiguisa une incompatibilité jusque-là inconsciente. Imaginez que votre amie soit soldate dune armée doccupation, qui arrête les filles de votre peuple à Naplouse ou à Jérusalem. Cela ne pèse pas uniquement sur le cur, mais sur la conscience. La guerre de 197 a rompu les relations affectives entre les jeunes hommes arabes et les jeunes filles juives.
Nulle demeure pour la poésie hors un canon poétique
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- ( ) Vous imposez-vous des règles précises, une fois passée la naissance spontanée de votre poème ? Comment lui donnez-vous sa forme finale ? - Il y a deux registres dans lécriture. Tout dabord, la poésie nest pas seulement un instant de maturation, une révélation fulgurante, mais une pratique esthétique complexe qui exige du poète autant de vigilance critique que dattention à ne pas sy laisser emprisonner. Car le savoir, sil nest pas maîtrisé risque de brider linspiration et dentraîner le poème vers la logique des formules mathématiques.
Il faut commencer par libérer les sens, la spontanéité, le besoin de sexprimer, des lois de lécriture et de la rhétorique. Cest le premier temps de lécriture poétique : exprimer des sensations par des moyens conscients et non raisonner par des moyens sensoriels. A chaque poète sa manière dy parvenir. Il reconnaît toujours lheure de linspiration dans la mesure où elle est la résultante de différents facteurs, intérieurs et extérieurs. Ils aboutissent à cet instant unique où le poète sait que le poème est sur le point de naître. Le poète est celui qui parfait lobservation de cet instant où il se sent prêt à aller chercher la poésie dans le tréfonds de son être. Comment ? Tout ce que je peux dire cest que linspiration nest pas un réveille-matin qui sonne lheure daller écrire ; et quil faut lattendre et travailler pour préparer le moment de votre rencontre.
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- La terre est-elle la base de votre empathie avec le discours de lhomme rouge ? Ce thème est, en effet, central dans votre uvre. - Pour le Palestinien, la terre ne relève pas uniquement du politique, mais aussi du sacré. Dès mes premiers pas dans la poésie, jai abordé la terre et ses éléments, herbe, arbres, bois coupé, pierres, comme des êtres vivants. Je veux dire que tout me préparait à recevoir le message de lIndien. Ayant pris connaissance de sa culture, je me suis rendu compte quil avait parlé de moi mieux que je ne lavais fait moi-même. Aussi, je tire fierté davoir hissé la revendication du droit palestinien au niveau du combat de lhomme rouge pour ses droits. Cest une défense de lharmonie de lunivers et de la nature, harmonie que lhomme blanc a rompue par sa conduite.
Dans les deux cas, la terre est lobjet du conflit, et la colonisation au cur de laffrontement. Et la conscience tragique est suffisamment élevée chez les Palestiniens, pour leur permettre de se retrouver dans toute tragédie, de la Grèce à nos jours. Cest très précisément pourquoi nos textes sont épiques et non mythiques, et quils naffirment pas la suprématie des facteurs objectifs sur la volonté de lhomme.
Notre présent ne se résout ni à commencer ni à finir
- Comment vivez-vous le fait dêtre devenu une légende vivante ? - Je nen suis ni fâché ni heureux, plutôt étonné. Je ne suis toutefois pas responsable des statues érigées au poète. Il semble néanmoins que cette tradition de notre histoire littéraire soit encore vivace.
Je naspire bien entendu à être ni un symbole ni une légende. Mais je nai aucune prise sur les choses, aucun moyen de modifier la perception que les gens ont de leur propre voix. Et je reconnais que ma voix personnelle porte aussi des dimensions collectives, quoi que je fasse pour lui assurer un espace vital. Et même lorsque je réussis à me retrancher dans mon univers, les gens se réservent le droit de déceler un message public dans cette part autobiographique de mon uvre. Cette situation membarrasse car elle pourrait me priver de la possibilité dexplorer mon monde intérieur comme je le souhaite.
Je men plaignais par le passé. Je mettais en cause le mode de lecture de ma poésie. Je réclamais inlassablement une lecture innocente de mes poèmes. Mais il semble que cette revendication est illusoire. Existe-il une lecture innocente de quelque texte que ce soit ? Certainement pas. En réalité, je ne réclamais quune lecture moins politique de mes poèmes.
Tout cela pour vous dire que jai échoué et que je me retrouve investi dune image épuisante, de lourdes responsabilités, non seulement en ce qui concerne mon propre travail, mais aussi pour ce qui est de ma conduite personnelle et de mes opinions.
Je me vois surchargé de signes symboliques que je ne peux ni accepter tels quels ni refuser. Aussi me faut-il être à la hauteur du rôle et de la responsabilité que lon ma confiés. Je nai pas le droit de décevoir.
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- Votre expérience politique joue-t-elle un rôle ? Vous avez eu une vie politique très riche
- Mon expérience politique est partagée par des dizaines de milliers dautres Palestiniens. Et nombreux sont ceux qui sont plus expérimentés que moi. Mais ils nont cependant pas eu les mêmes intuitions. Lexpérience, associée à limaginaire poétique, a façonné ma vision de lavenir. Le politique, dénué dapproche culturelle ou dimaginaire poétique, demeure de lordre du conjoncturel.
Je ne reviens pas, je viens
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- Ne pensez-vous pas avoir accompli ce chemin parce que vous étiez en situation dexil ? Maintenant, lorsque lamour de la patrie se concrétisera en problèmes du quotidien, vous aurez à faire le chemin inverse vers la réalité. Etes-vous inquiet ? - Le lien dont vous parlez nest pas poétique, mais politique. Pour la poésie, la situation actuelle est préférable. Nous aurons une solution miracle à tous les problèmes : nous aurons un Etat. Cest ainsi que nous pensons au niveau politique. Mais dun point de vue littéraire, cest une erreur. Lorsque les Palestiniens auront un Etat, le défi littéraire sera encore plus difficile. LEtat les aidera à écrire dans des conditions " normales ". Mais ces conditions normales prouveront si cette littérature vaut la peine dêtre écrite. Beaucoup décrivains palestiniens sappuient sur le non-Etat. Mais un Etat nest pas un sujet littéraire. Une patrie non plus. Lorsque vous avez une patrie et que vous en parlez avec un enthousiasme patriotique, cest ridicule. Cest pourquoi une grande partie de la littérature palestinienne se trouvera en crise. Les rêves se réaliseront, et après ? Moi, je ne souffrirai pas de cette crise. Je lai déjà vécue. Jai construit ma propre patrie. Jai même fondé mon Etat, dans ma langue. Si la poésie na pas despace humaniste si elle ne touche pas à lhumain , le texte est mort. Ce qui ne veut pas dire que nous ne devons écrire que sur des thèmes généraux. La littérature vient du quotidien, mais le quotidien se définit-il par les frontières de la terre où nous avons nos racines ? Quest-ce quune patrie ? Un lieu qui permet aux gens de pousser. Mais pas pour en faire un drapeau. Dans " Trêve avec les Mongols ", je dis : " Si nous lemportons, nous suspendrons nos noires bannières sur les cordes à linge, puis nous en ferons des chaussettes. " Je ne consacre pas ma vie à un drapeau.
- Dans votre poésie des dix dernières années je sens de plus en plus un rapprochement avec la conception juive qui a mûri pendant des siècles dexil : le texte face à la réalité, le lieu abstrait face au lieu physique. Dans "Une mémoire pour loubli", vous écrivez : "Nous navons vu du Liban quune langue nous rendant à linstinct de lexistence." Et dans un autre passage : "La Palestine nétait plus une patrie mais un slogan vide de sens. "Je sais que la comparaison entre le destin juif et le destin palestinien vous révolte, car elle implique une sorte de "compétition" pour savoir qui est plus victime que lautre. - Tout dabord, cette comparaison ne me choque pas sil sagit de profondeur littéraire. En ce domaine le nationalisme nexiste pas. Je pense que ce complexe qui consiste à accepter ou à refuser la comparaison sera résolu avec la paix. Le juif naura pas honte de la composante arabe qui est en lui, et lArabe naura pas honte de déclarer quil est également fait de composantes juives. Surtout quil sagit de la même terre, Eretz Israël en hébreu, Palestine en arabe. Je suis le produit de toutes les cultures qui sont passées dans ce pays, la grecque, la romaine, la perse, la juive, lottomane. Cette présence existe jusque dans ma langue. Toute culture forte y a laissé quelque chose. Je suis le fils de toutes ces cultures, mais je nappartiens quà une seule mère. Est-ce à dire que ma mère est une prostituée ? Ma mère est cette terre qui a accueilli tout le monde, qui a été témoin et victime. Je suis aussi le fils de la culture juive qui fut en Palestine. Cest pourquoi je ne crains pas la comparaison. Mais la tension politique si Israël est présent, les Palestiniens doivent sabsenter, et si les Palestiniens sont là, Israël ne peut y être a fait que nous avons refusé de nous considérer comme nés des mêmes conditions et nous sommes devenus rivaux dans la question de savoir qui de nous est davantage la victime de lautre. Jai déjà vu des sionistes perdre lesprit lorsquon leur rappelle les génocides perpétrés contre dautres peuples. Comme Elie Wiesel, qui a écrit quil se demande comment on a pu dire que ce qui se passe en Bosnie est un génocide. Comme sil y avait là un monopole juif. A chaque fois que je suis invité à un festival ou à une émission de télévision, on veut toujours inviter un écrivain israélien au nom de léquilibre. Les Italiens mont proposé de publier un livre commun avec Nathan Zakh. Je leur ai dit : Si vous pensez que Nathan Zakh est un bon poète, et je pense quil lest, et si vous pensez que je suis un bon poète, et je nen suis pas aussi sûr que vous, alors publiez un livre de lui et un livre de moi. Pourquoi dois-je être défini par mon rapport, bon ou mauvais, aux Israéliens ? Cest de la politique. Vous transformez notre travail littéraire en politique. A cela je moppose. Mais y a-t-il des choses communes entre mon périple et celui du juif ? Je pense que oui. Sous laspect de la destinée humaine il y a beaucoup de croisements. Cest bon et cest mauvais à la fois. Jai peur que cela ne crée un nouveau ghetto. Que nous ny prenions du plaisir.
La maison est plus belle que le chemin de la maison
- Vous rentrez de Palestine. Votre visite éclair fut dautant plus surprenante quelle était absolument inattendue. Qui êtes-vous après ce " voyage nocturne ", comme dans un songe ?
- Je en cesse de me demander si je suis encore qui jétais. Cette visite ma ramené cinquante ans en arrière. Je suis redevenu lenfant qui, là-bas, courait derrière les papillons, cueillait les fleurs et posait ses premières questions. Je suis encore dans leuphorie des retrouvailles avec lenfant que jai été il y a si longtemps. Oui, je suis aujourdhui qui jétais et qui je serai.
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- Quel est à votre avis le plus grand obstacle devant lémergence dun Etat palestinien indépendant ? - La colonisation. Je connaissais la colonisation par mes lectures, par les récits des témoins, les cartes que lon me montrait. Mais, croyez-moi, lorsque jai vu de mes propres yeux lampleur de lextension des colonies sur notre terre, jai compris lextrême gravité de la situation.
- Cest ce qui vous a fait dire que dans les territoires occupés, les colonies étaient la règle, et la terre tenue encore par les Palestiniens, lexception ? - Absolument. Il suffit dy circuler pour voir que si les îlots palestiniens encerclés sont une réalité nationale, la colonisation demeure la règle. Et jai bien peur, si les choses demeurent inchangées, que lEtat palestinien qui pourrait voir le jour ait en son sein un Etat juif. En réalité je ne crois pas possible la naissance dun Etat palestinien indépendant et souverain, si la colonisation perdure.