Poèmes traduits de larabe (Palestine) par Elias Sanbar
Titre original : Lâ ta’tadhir ‘ammâ fa’alta
Éditeur original : Riad el-Rayyes Books, Beyrouth, 2004 Illustration de couverture : Titien, Bacchus et Ariane (détail)
Actes Sud / Sindbad, 2006
Présentation de léditeur :
Dans ce nouveau recueil, dont l’édition originale est parue à Beyrouth en janvier 2004, Mahmoud Darwich semble comme à son habitude prendre ses distances par rapport à son précédent recueil pour se lancer dans une nouvelle aventure tant dans le contenu que dans la forme.
La même question qui le taraude depuis quelques années, celle de la frontière entre la poésie et la prose, est posée, d’une manière ou d’une autre, à travers les quarante-sept poèmes courts de la première partie du livre ("Envie de cadences") et surtout les cinq compositions plus amples dont trois consistent en hommage à des poètes qui lui sont proches : l’Egyptien Amal Junqul, le Grec Yannis Ritsos et le Syrien kurde Salim Barakat.
La parution du livre en français a coïncidé avec le début de la "saison en poésie" organisé par la Scène Nationale du Havre, Le Volcan autour de Darwich. Elle s'est ouverte le 31 janvier 2006, par un spectacle qui a vu le poète dire ses textes en compagnie de Didier Sandre qui en assurait une lecture en français. (Captation faite par France Culture).
Télécharger le programme en PDF.
Au Grand Volcan, Le Havre, avec Didier Sandre (sonore)
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Extraits
DÉPOSE ICI ET MAINTENANT
Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes
et donne à ta vie une autre chance
de restaurer le récit.
Toutes les amours ne sont pas trépas,
ni la terre, migration chronique.
Une occasion pourrait se présenter, tu oublieras
la brûlure du miel ancien.
Tu pourrais, sans le savoir, être amoureux
d’une jeune fille qui t’aime
ou ne t’aime pas, sans savoir pourquoi
elle t’aime ou ne t’aime pas.
Adossé à un escalier, tu pourrais
te sentir un autre dans les dualités.
Sors donc de ton moi vers un autre toi,
de tes visions vers tes pas,
et élève ton pont
car le non-lieu est le piège
et les moustiques sur la haie irritent ton dos,
qui pourraient te rappeler la vie !
Vis, que la vie t’entraîne
à la vie,
pense un peu moins aux femmes
et dépose
ici
et maintenant
la tombe que tu portes !
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POUR NOTRE PATRIE
Pour notre patrie,
proche de la parole divine,
un toit de nuages.
Pour notre patrie,
distante des attributs du nom,
une carte de l’absence.
Pour notre patrie,
petite comme un grain de sésame,
un horizon céleste … et un abîme caché.
Pour notre patrie,
pauvre comme les ailes de la grouse,
des Livres saints … et une blessure à l’identité.
Pour notre patrie,
aux collines assiégées déchiquetées,
les embuscades du passé nouveau.
Pour notre patrie, butin de guerre,
le droit de mourir consumée d’amour.
Pierre précieuse dans sa nuit sanglante,
notre patrie resplendit au loin, au loin,
elle illumine alentour …
mais nous, en elle,
nous étouffons chaque jour davantage !
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À JÉRUSALEM
À Jérusalem, je veux dire à l’intérieur
des vieux remparts,
je marche d’un temps vers un autre
sans un souvenir
qui m’oriente. Les prophètes là-bas se partagent
l’histoire du sacré … Ils montent aux cieux
et reviennent moins abattus et moins tristes,
car l’amour
et la paix sont saints et ils viendront à la ville.
Je descends une pente, marmonnant :
Comment les conteurs en s’accordent-ils pas
sur les paroles de la lumière dans une pierre ?
Les guerres partent-elles d’une pierre enfouie ?
Je marche dans mon sommeil.
Yeux grands ouverts dans mon songe,
je ne vois personne derrière moi. Personne devant.
Toute cette lumière m’appartient. Je marche.
Je m’allège, vole
et me transfigure.
Les mots poussent comme l’herbe
dans la bouche prophétique
d’Isaïe : "Croyez pour être sauvés."
Je marche comme si j’étais un autre que moi.
Ma plaie est une rose
blanche, évangélique. Mes mains
sont pareilles à deux colombes
sur la croix qui tournoient dans le ciel
et portent la terre.
Je ne marche pas. Je vole et me transfigure.
Pas de lieu, pas de temps. Qui suis-je donc ?
Je ne suis pas moi en ce lieu de l’Ascension.
Mais je me dis :
Seul le prophète Muhammad
parlait l’arabe littéraire. "Et après ?"
Après ? Une soldate me crie soudain :
Encore toi ? Ne t’ai-je pas tué ?
Je dis : Tu m’as tué … mais, comme toi,
j'ai oublié de mourir.
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LE CYPRÈS S’EST BRISÉ
Le cyprès n’est pas l’arbre mais le chagrin
de l’arbre ; il n’a pas d’ombre car il
n’est que l’ombre de l’arbre.
BASSÂM HAJJÂR
Le cyprès s’est brisé comme un minaret
et il s’est endormi
en chemin sur l’ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même. Tout le monde est sauf.
Les voitures
sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert
les vitres … Le cyprès s’est brisé mais
la colombe n’a pas quitté son nid déclaré
dans la maison voisine.
Deux oiseaux migrateurs ont survolé
ses environs et échangé quelques symboles.
Une femme a dit à sa voisine :
Dis, as-tu vu passer une tempête ?
Elle répondit : Non, ni un bulldozer …
Le cyprès s’est brisé. Les passants sur ses débris ont dit :
Il en a eu assez d’être négligé,
il a sans doute vieilli
car il est grand
comme une girafe,
aussi vide de sens qu’un balai
et il n’ombrage pas les amoureux.
Un enfant a dit : Je le dessinais parfaitement,
sa silhouette est facile. Une fillette a dit :
Le ciel est incomplet
aujourd’hui que le cyprès s’est brisé.
Une jeune homme a dit :
Le ciel est complet
aujourd'hui que le cyprès s’est brisé.
Et moi, je me suis dit :
Nul mystère,
le cyprès s’est brisé, un point c’est tout.
Le cyprès s’est brisé !
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RIEN NE ME PLAÎT
Rien ne me plaît,
dit le passager de l’autobus, ni la radio
ni les journaux du matin,
ni les fortins sur les collines.
J’ai envie de pleurer.
Le conducteur dit : Attends le prochain arrêt
et pleure seul tout ton saoul.
Une dame dit : Moi non plus. Moi non plus,
rien ne me plaît. J’ai guidé mon fils
jusqu’à ma tombe.
Elle lui a plu et il s’y est endormi
sans me dire adieu.
L’universitaire dit : Moi non plus, rien
ne me plaît. J’ai fait des études d’archéologie mais
je n’ai pas trouvé mon identité dans les pierres.
Suis-je vraiment moi ?
Un soldat dit : Moi non plus. Moi non plus,
rien ne me plaît. J’assiège sans cesse un fantôme
qui m’assiège.
Le conducteur dit, énervé : Nous approchons
notre dernière station, préparez-vous
à descendre …
Mais ils crient :
Nous voulons l’après-dernière station,
roule !
Quant à moi, je dis : Dépose-moi là. Comme eux,
rien ne me plaît,
mais je suis las de voyager.