Traduit de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar
127 pages
Titre original : Limâdhâ tarakta al-hisân wahîdan
Editeur original : Riad El-Rayyes Books Ltd, 1995
Arles, Actes Sud, 1996
Présentation de l'éditeur :
Cest comme toujours, au croisement de lexpérience individuelle la plus intime et de la mémoire collective que se situe ici Mahmoud Darwich.
Dans une poésie qui prolonge les mythes du Proche-Orient ancien mais aussi les grandes odes de lArabie anté-islamique pour dire lexil, le temps suspendu, et une identité irréductible, enracinée dans la langue arabe.
Extraits
JE VOIS MON OMBRE QUI S’AVANCE DE LOIN
Ainsi quune fenêtre, jouvre sur ce que je veux
Jouvre sur mes amis qui apportent le courrier du soir
Du pain, du vin, quelques romans
Et, des microsillons
Jouvre sur des mouettes et des camions de soldats
Qui changent les arbres de ce lieu
Jouvre sur le chien de mon voisin émigré
Il y a un an et demi, du Canada
Jouvre sur Abou al-Tayyib al-Mutanabbi
Parti de Tibériade vers lEgypte
Sur le cheval du chant
Jouvre sur la rose de Perse qui grimpe
La clôture de fer
Ainsi quune fenêtre, jouvre sue ce que je veux
( )
Jouvre sur ma langue après deux jours
Un peu dabsence suffit
Et Eschyle ouvrira la porte à la paix
Un bref discours
Et Antoine embrasera la guerre
Et me suffit
La main dune femme dans la mienne
Pour que jenlace ma liberté
Et que le sac et le ressac reprennent dans mon corps
Ainsi quune fenêtre, jouvre sur ce que je veux
Jouvre sur mon ombre
Qui savance
De
Loin
( )
LA NUIT DU HIBOU
Cest un présent que le passé ne rejoint pas
Arrivés à la limite des arbres, nous avons réalisé que nous nétions plus capables dattention
Et nous retournant vers les camions, nous avons vu labsence
Empiler ses objets choisis et dresser
Sa tente éternelle autour de nous
Cest un présent que le passé ne rejoint pas
Le fil de soie coule des mûriers
Lettres sur le cahier de la nuit. Seuls
Les papillons éclairent notre hardiesse à descendre dans la fosse des mots étranges
Cet homme de peine était-il mon père ?
Je parviendrai peut-être à me tirer daffaire
A naître de moi-même
A choisir pour mon nom des lettres verticales
( )
Cest un présent qui passe
Ici, les étrangers ont suspendu leurs fusils aux branches dun olivier
Apprêté un dîner rapide de boîtes métalliques
Puis ils se sont élancés vers les camions
( )
LÉTERNITÉ DU FIGUIER DE BARBARIE
- Où me mènes-tu père ?
- En direction du vent, mon enfant
A la sortie de la plaine où les soldats de Bonaparte édifièrent une butte
Pour épier les ombres sur les vieux remparts de Saint-Jean-DAcre
Un père dit à son fils : Naie pas peur
Naie pas peur du sifflement des balles
Adhère à la tourbe et tu seras sauf. Nous survivrons
Gravirons une montagne au nord, et rentrerons
Lorsque les soldats reviendront à leurs parents au lointain
- Qui habitera notre maison après nous, père ?
- Elle restera telle que nous lavons laissée mon enfant
Il palpa sa clé comme sil palpait ses membres et sapaisa
Franchissant une barrière de ronces, il dit
Souviens-toi mon fils. Ici, les Anglais crucifièrent ton père deux nuits durant sur les épines dun figuier de Barbarie
Mais jamais ton père navoua. Tu grandiras
Et raconteras à ceux qui hériteront des fusils
Le dit du sang versé sur le fer
- Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
- Que la maison reste animée, mon enfant. Car les maisons meurent quand partent leurs habitants
Léternité ouvre ses portes de loin aux passants de la nuit
Les loups des landes aboient à une lune apeurée
Et un père dit à son fils
Sois fort comme ton grand-père
Grimpe à mes côtés la dernière colline des chênes
Et souviens-toi. Ici le janissaire est tombé de sa mule de guerre
Tiens bon avec moi et nous reviendrons chez nous
- Quand donc, mon père ?
- Dans un jour ou deux, mon fils
Derrière eux, un lendemain étourdi mâchait le vent dans les longues nuits hivernales
Et les hommes de Josué bin Noun édifiaient leur citadelle
Des pierres de leur maison
Haletants sur la route du Cana, il dit : Ici
Passa un jour Notre Seigneur. Ici
Il changea leau en vin puis parla longuement de lamour
Souviens-toi des châteaux croisés
Anéantis par lherbe davril, après le départ des soldats
( )
TELLE LA LETTRE NOUN DANS LA SOURATE DU RAHMN
Dans loliveraie, à lest des sources
Mon grand-père sest replié sur son ombre abandonnée
Aucune herbe légendaire ny a poussé
Et le nuage des lilas
Ne sest pas répandu sur la scène
La terre est vêtement brodé à laiguille du sumac dans son rêve brisé
Mon grand-père a bondi de son sommeil
Pour arracher les mauvaises herbes de sa vigne
Ensevelie sous la rue noire
Il ma enseigné le Coran dans le jardin de myrte, à lest du puits
DAdam nous venons et dEve
Dans lEden de loubli
Grand-père ! Je suis le dernier des vivants dans le désert. Montons
Entourant son nom nu de gardiens
La mer et le désert ne connaissaient
Ni mon grand-père, ni ses fils
Debout désormais, autour du noun
Dans la sourate de Rahman
Dieu, sois témoin !
Quant à lui
Né de lui-même
Enterré en lui-même près du feu
Quil donne au griffon de quil faut de secret consumé
Pour illuminer le temple
( )
DISPOSITONS POÉTIQUES
Les étoiles navaient quun rôle :
Mapprendre à lire
Jai une langue dans le ciel
Et sur terre, jai une langue
Qui suis-je ? Qui suis-je ?
Je ne veux pas répondre ici
Une étoile pourrait tomber sur son image
La forêt des châtaigniers, me porter de nuit
Vers la voie lactée, et dire
Tu vas demeurer là
Le poème est en haut, et il peut
Menseigner ce quil désire
Ouvrir la fenêtre par exemple
Gérer ma maison entre les légendes
Et il peut mépouser. Un temps
Et mon père est en bas
Il porte un olivier vieux de mille ans
Qui nest ni dOrient, ni dOccident
Il se reposer peut-être des conquérants
Se penche légèrement sur moi
Et me cueille des iris
Le poème séloigne
Il pénètre un port de marins qui aiment le vin
Ils ne reviennent jamais à une femme
Et ne gardent regrets, ni nostalgie
Pour quoi que ce soit
Je ne suis pas encore mort damour
Mais une mère qui voit le regard de son fils
Dans les illets, craint quil ne blessent le vase
Puis elle pleure pour conjurer laccident
Et me soustraire aux périls
Que je vive, ici là
Le poème est dans lentre-deux
Et il peut, des seins dune jeune fille, éclairer les nuits
Dune pomme, éclairer deux corps
Et par le cri dun gardénia
Restituer une patrie
Le poème est entre mes mains, et il peut
Gérer les légendes par le travail manuel
Mais jai égaré mon âme
Lorsque jai trouvé le poème
Et je lui ai demandé
Qui suis-je ?
Qui suis-je ?