Longtemps en exil, rescapé de la mort, cet amoureux fou de Rilke a choisi comme lui de célébrer les beautés immédiates pour répondre aux barbaries de la guerre.
Il y a les murs qui séparent les hommes et ferment le regard, et puis il y a les murs qui édifient, qui fondent et qui parlent. Des murs-prisons et des murs-palimpsestes. Des murs sans visage et des murs où l'on inscrit son nom de génération en génération.
Quand le poète Mahmoud Darwich écrit sur les murs, il retrouve le geste immémorial de celui qui, simplement, veut laisser une trace de son passage sur terre.
Son dernier poème, Murale, traduit en français par Elias Sanbar, se lit entre la vie et la mort, dans cet entre-deux où il s'est battu pendant des semaines, en 1998, après avoir subi une très grave opération du coeur.
Mais il ne s'agit pas seulement de sa propre mort.
"Tout était en train de mourir autour de moi", dit-il aujourd'hui.
Deux ans auparavant, il avait mis en terre son ami le romancier Emile Habibi, comme lui une voix palestinienne de Galilée ; en 1997, l'assassinat d'Yitzhak Rabin avait sonné le glas du processus de paix ; le poète, sûrement, ressentait la fin d'un espoir.
Murale sonne ainsi comme un testament, se déroule comme une fresque antique qui porte la mémoire du monde et l'affrontement éternel de la vie et de la mort, se regarde comme l'homme peint le mammouth sur la paroi des cavernes pour apprivoiser sa peur. Murale est un poème que l'on garde en soi, que l'on sent autour de soi. Un voyage que l'on reconnaît même si on ne l'a pas vécu.
"Nul n'est tout à fait mort. Il n'y a que les âmes / Qui changent d'apparence et de résidence", écrit l'homme qui veut vivre.
La poésie de Mahmoud Darwich, universelle, charrie les traditions et l'histoire de la terre qui l'a façonné : l'épopée de Gilgamesh le Mésopotamien, l'Orient sémitique, les odes arabes du désert (les mu'allaqât), ces dix poèmes de l'antéislam dont on raconte qu'ils ornaient le mur de la Kaaba, à La Mecque.
Elle dit l'enfance de l'humanité, quand les dieux n'avaient pas encore de noms, et puis la poussière qui a pétri Adam, le chant des Psaumes, les paysages de l'Ancien Testament, la figure du Galiléen, enfin l'extrême sensualité des choses ordinaires, des parfums, des couleurs, de la tendresse, la densité d'un présent éternel pour dire le mystère épais et fragile d'un destin toujours unique.
"Déjà, ce premier récit de l'humanité qu'est l'épopée de Gilgamesh se concluait sur la vanité de la vie face à la mort. Vanité des vanités que chante l'Ecclésiaste. Et pourtant, nous ne pouvons pas commencer notre vie en pensant que tout est vain sinon nous manquons notre première rencontre avec elle. On apprend au bébé à marcher, même si nous savons qu'il va vers la tombe", explique le très vivant Mahmoud Darwich.
Et il ajoute : "Après ce poème, j'ai différé mon rendez-vous avec la mort. Depuis, je me pose des questions importantes comme : quel livre puis-je encore lire ? comment est le soleil aujourd'hui ? quel vêtement vais-je emporter en voyage ?"
Mahmoud Darwich est palestinien, né en 1942 à Birwa, en Galilée, dans un village qui a perdu son nom six ans plus tard avec la création de l'Etat hébreu. Il grandit arabe en Israël, entre en politique au PC israélien, est plusieurs fois emprisonné pour ses écrits, et prend les chemins de l'exil en 1971. Moscou, Le Caire, puis Beyrouth et Tunis, où il rejoint les dirigeants de l'OLP, quitte à, pendant de longues années, peiner pour faire entendre la voix singulière du poète en dehors de la cause commune.
"L'amant de Palestine" ne peut écrire des poèmes d'amour sans que son lecteur y lise une ode à sa patrie, dire simplement "je me languis du pain de ma mère" sans qu'il y entende une nostalgie nationaliste. "Je ne m'appartiens pas, je ne m'appartiens pas...", lance définitivement le poète à la fin de son "testament".
Avec des points de suspension...
En 1993, les accords d'Oslo l'autorisent à s'affranchir du combat politique. Mahmoud Darwich s'installe à Ramallah, en Cisjordanie. Et à Amman, en Jordanie.
Entre les deux, l'épaisseur de plusieurs frontières, le jeu incertain des autorisations de circuler. "Habiter" ne signifie pas grand-chose pour ce perpétuel étranger.
"La vraie maison, dit-il, c'est celle dont on a le droit de partir librement quand on en a envie".
Depuis qu'il a été déplacé, à l'âge de 6 ans, Mahmoud Darwich ne tient plus en place.
L'homme est aussi vif, pressé, actif que le poète est patient et contemplatif. Douceur infinie aussi, et fermeté subtile, comme chez ceux qui ont réussi à unir la sagesse et l'enfance. Il a conjugué la liberté avec le mouvement, s'échappe par l'ironie, cette "vertu tendre et forte" (Claudio Magris), pour tout d'un coup être là, dense, dans ses mots.
Ecouter Darwich parler, c'est découvrir que l'intelligence peut être belle, simplement belle à toucher le coeur. Sa poésie, virtuose, maîtrisée, sensuelle aussi, se goûte (même en français) avec des picotements d'émotion sur l'échine. Même si, sûrement, échappe au non-arabophone sa musicalité propre comme sa façon particulière de transformer la métrique classique.
De Rilke, qu'il place au sommet de son panthéon poétique personnel, il aime ce lyrisme qui n'est pas lyrique, cet élan vital et retenu, ce "coeur qui pense".
"Rimbaud est né d'un coup en poésie, il a déversé toute sa pluie en une fois et puis il s'est tu ; Rilke, lui, est arrivé en plusieurs fois", dit-il en se reconnaissant dans le second. Comme l'auteur des Elégies de Duino, il veut prendre ensemble la vie et la mort, et combattre ces dualités inévitables qui font l'existence humaine : "Je refuse l'idée qu'il y a d'un côté la lumière et de l'autre les ténèbres, l'homme et la femme, moi et l'autre, le bien et le mal. Je cherche un lieu où ces contradictions puissent être résolues. C'est une quête sans illusion". Mais une quête qui résonne aussi comme "le chuchotement de la poésie contre la force des armes".
Impossible de ne pas l'entraîner sur le terrain politique tandis que Bagdad souffre.
"Cette guerre n'est pas seulement celle des Etats-Unis contre l'Irak ; elle est également une lutte pour installer un despotisme absolu sur la planète et interdire à tous les autres peuples de participer à la gestion du monde. En voulant détruire l'Irak, les Etats-Unis veulent aussi annihiler le seul pays de la région qui avait le potentiel de contrebalancer la puissance israélienne. C'est pour cela qu'il nous est impossible de ne pas ressentir cette dimension. Les Américains prétendent aujourd'hui qu'ils ont fait la guerre à Saddam pour libérer de son joug le peuple irakien ; mais nous, Palestiniens, qui sommes occupés depuis trente ans, personne ne songe à nous libérer ! Il n'y a pas que l'Irak qui n'a pas respecté les résolutions de l'ONU..."
Que peut la poésie contre cela ? Rien.
Crier peut-être.
Ou simplement remettre de l'humain dans la fureur d'un monde qui compte la vie pour si peu.
"J'aime beaucoup cette phrase de René Char sur la finalité de la poésie : transformer l'ennemi en adversaire, ajoute Mahmoud Darwich. Le monde a besoin de poésie et de poésie simple, pour dire ce que de tout temps et sous toutes les latitudes les poètes ont chanté : l'étonnement devant la beauté d'un arbre, la peur de l'inconnu, la célébration des sentiments ordinaires".
A Aix-en-Provence, où il était début avril l'invité de la Cité du livre pour les Ecritures croisées, le public nombreux et fervent le pressait doucement d'être cette "voix de Palestine" qu'il admire tant.
Mais, dit son ami l'écrivain libanais Elias Khoury, Mahmoud a compris depuis longtemps que la flamme des prophètes crée tous les malentendus".
S'il fait corps avec son peuple, c'est simplement en choisissant de parler des hommes que l'Histoire des vainqueurs risque d'oublier.
Des hommes qui vivent, aiment, se marient, pleurent ou sont heureux quand les amandiers sont en fleurs.
"Je cherche depuis dix ans, dit le poète, le mot juste pour décrire la fleur de l'amandier au printemps. La beauté de la Palestine dit combien l'occupant reste étranger à la nature. Et peut-être que ce que le poète peut donner de plus fort à la résistance palestinienne, c'est de trouver le mot pour dire la fleur de l'amandier".
Il a endossé la Palestine, et la Palestine l'a fait poète.
C'est sa métaphore plus que sa cause. Métaphore d'une tragédie moderne. Mahmoud Darwich poursuit le chemin ouvert par le Sophocle d'Antigone. Une tragédie sans dieux ni destin fixé mais où résiste, contre la raison d'Etat, la valeur de l'existence humaine en même temps que la présence incompressible des sentiments, des corps, des âmes, des histoires et des noms.
A la fin de Murale, le poète finit seulement par graver les cinq lettres arabes qui forment son prénom : "le mîm du fou d'amour, de l'orphelin, de qui accomplit le passé, / le hâ' du jardin, de l'aimée, des deux perplexités et des deux peines, / le mîm de l'aventurier, du malade de désir, de l'exilé apprêté et préparé à sa mort annoncée, / le waw de l'adieu, de la rose médiane, de l'allé-geance à la naissance où qu'elle advienne, de la promesse des père et mère, / le dâl du guide, du chemin, de la larme d'une demeure effondrée et d'un moineau qui me cajole et m'ensanglante".
Au frontispice de sa Murale, Mahmoud Darwich aurait pu également inscrire "Une vie".
Et la sienne continue, plus forte que jamais.
Le lendemain, il s'envolait pour Sarajevo, pour jouer son propre rôle dans le prochain film de Jean-Luc Godard, là, dans ce coeur encore fumant d'une Europe déchirée par des identités sclérosées.
Catherine Portevin in Télérama samedi 19 avril 2003