in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres)
du lundi 14 avril 2003
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
Allocution inaugurale prononcée par le poète palestinien Mahmoud Darwich le jeudi 3 avril 2003, lors de la manifestation "Rencontre avec Mahmoud Darwich", à la Cité du Livre dAix-en-Provence
Y a-t-il un temps pour la poésie, en une époque de sauvagerie ?
Cette question nest pas nouvelle. A chaque impasse humaine, après chaque catastrophe, limpuissance de la poésie à humaniser lHistoire est questionnée.
Nous entendons encore le cri dAdorno : est-il encore possible décrire un poème, après Auschwitz ?
Il nous est encore une fois donné de nous remémorer cette question, aujourdhui.
La poésie reste fragile, quand bien même elle singénie à emprunter aux métaphores de la force de la soie ou de la solidité du miel, car la façon quelle a de modifier lâme et délargir le cur de lhomme est lente et invisible. Aussi habile soit-elle à établir un lien entre les sphères personnelle et universelle, elle ne peut faire oublier limpression générale qui veut que la poésie soit fille de la solitude et de la marge, écho dun rêve obscur.
Il est plus séant, pour les poètes, de ne pas nier cette solitude, ni non plus de la magnifier, et dalléger le poids de la perplexité devant la nature nécessaire de la poésie. Il est préférable, pour eux, de développer langoisse créatrice, car ils ne trouveront pas de réponse dans une théorie impeccable passée au crible de la surprise poétique.
Je dois bien reconnaître, ici, que notre présente célébration est embarrassante. Non que la poésie puisse paraître étrangère à notre époque de barbarie, puisque la poésie a toujours été fille de son temps ingrat, mais parce que la célébration est fête, et que nous sommes bien incapables de ressentir la joie de la fête Non quil y ait un deuil chez notre voisin, mais bien parce que nous nous les habitants de cette petite planète nous tous, nous sommes en deuil !
Et parce que la Terre toute entière menace de tomber dans le gouffre, après que les prémisses du vingt et unième siècle nous aient avertis quil est dans le pouvoir de lidée de " progrès " de dupliquer la pire arriération jamais connue dans le passé, et que l " adoration de lavenir " peut être lautre face de l " adoration du passé ".
Aujourdhui, lhumanité semble vivre un " état durgence " général, face à linterrogation quant à la vérité de son humanité, dun côté, et face à linterrogation, de lautre, sur son rôle face au phénomène de la tyrannie planétaire incarnée par la politique américaine libérée de toute référence collective, quelle soit juridique, morale ou culturelle, mise à part celle de la razzia, de la culture de la violence, de la culture dentreprise, de la mesure des valeurs humaines à laune de la supériorité militaire, sans que ceux qui rêvent à la fondation de lempire le plus étendu et le plus puissant de toute lHistoire ne prêtent la moindre attention au fait quils ont remarquablement réussi à convaincre la conscience mondiale du fait que la folie américaine est lunique danger qui menace le monde, en dépit de toutes les prétentions dudit empire d'ériger cette folie au rang d'une mission divine. Il y a quelque Irak en chacun de nous un Irak quon ne peut éradiquer, fait des plus anciennes lois humaines édictées par Hammourabi, de la recherche de limmortalité initiée par Guilgamesh jusquà la réalité de mort que connaît le peuple irakien aujourdhui, avec ces bombes intelligentes mises au point par la civilisation idiote experte en assassinat.
En chacun de nous, il y a une Palestine, depuis le message damour et de paix apporté au monde par Jésus le Nazaréen jusquau peuple palestinien daujourdhui, crucifié sur la croix de loccupation israélienne. La mort palestinienne quotidienne est devenue une sorte de bulletin météo, la tyrannie américaine ayant placé loccupation israélienne au-dessus du droit international et élevé la puissance occupante au rang de la sainteté.
Cest un monde sauvage, dément, égoïste, dans lequel ne prévaut pas dautre loi que celle de la jungle, un monde armé du surplus de la puissance nucléaire.
Est-il encore possible décrire un poème ?
Comment peut-on être à la fois à lintérieur et à lextérieur du réel, en même temps ?
Comment peut-on à la fois contempler et sengager ?
Comment peut-on poursuivre sa tentative permanente : recréer le monde grâce à des mots à la vitalité éternelle ?
Et comment sauver ces mots de la banalité de la consommation de tous les jours ?
Sans doute avons-nous besoin aujourdhui de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre lun des plus beaux rêves de lhumanité, celui de la liberté, celui de la prise du réel à bras le corps, de louverture au monde partagé et de la quête de lessence.
Sans doute la poésie est-elle capable aujourdhui de recouvrer son évidence, après quelle sen soit éloignée dans une abstraction qui risque daboutir à la feuille blanche. La poésie nexplicite que son contraire. Cest le non-poétique qui nous donne à voir le poétique.
La poésie est-elle capable, aujourdhui, de se retrouver elle-même, tant la clarté de son contraire est excessive ?
Peut-être, car la poésie, ce moyen particulier de supporter la vie et de se la concilier, est aussi une méthode qui nous permet de résister à une réalité inhumaine écrasant lévidence de la vie.
En dépassant laspect extérieur des choses, en chipant la lumière tapie dans lobscurité, en désespérant du désespoir, la poésie nous garantit contre la haine et la fureur. Sa fragilité crie, afin de nommer. Elle blesse, sans faire couler le sang. Si cette fragilité est détruite, cest par des " mains nuptiales ", comme le dit René Char, car ces mains utilisent des instruments sensibles et imaginaires qui renvoient à lenfance.
En effet, la poésie ne combat pas la guerre avec les armes et le langage de la guerre. La poésie nabat pas un avion à laide dun missile oratoire. La contemplation de léternité dun brin dherbe, de ladoration du papillon à la lumière, de ce que le regard de la victime ne dit pas à son bourreau - voilà de quelle manière la poésie combat leffet de la guerre contraire à ce quil y a de naturel en nous, de cohérent avec la nature.
Qui dentre nous ne connaît les paroles quadressa Diogène à Alexandre le Grand venu lui rendre visite et lui demander sil avait besoin de quelque chose ?
Diogène lui avait répondu : " Oui. Sil te plaît : ôte-toi de mon soleil ! "
Nous avons besoin de quelque chose qui dépasse loccultation de notre soleil.
Nous avons besoin darrêter la barbarie et déveiller les consciences. La prise de conscience par les poètes du monde entier de leur rôle moral afin de faire face à la guerre déclarée contre lIrak, contre la conscience humaine, contre le droit des peuples à participer aux destinées de lhumanité, dépasse la question politique contemporaine posée à lavenir de lhumanité.
Pour en revenir à la poésie, je vois dans cet éveil quelque chose qui ressemble à lautocritique.
Pour une grande part, la poésie contemporaine sest accoutumée à son isolement et à sa séparation davec le lecteur, dès lors que beaucoup de poètes ont abusé de leur déguisement en moines contemplatifs la foi mise à part dans des cloîtres isolés du réel et de lhistoire par un brouillard désotérisme artificiel délibérément choisi, avec une virtuosité suprêmement gratuite. Ils ont prétendu à une prophétie qui na nul besoin de lHomme. Ils ont dénié au cur son droit à entrer en vibration avec le poème, ils ont dénié aux sens leur droit à prendre part à la création. Ils ont prêché une signification univoque de la poésie : la compréhension de labsurde, sachant que le lecteur authentique de leur poésie ne peut pas encore être né : pour cela, il faut en permanence attendre demain !
Il est vrai quune poésie qui ne conserverait pas sa vivacité en dautres temps serait une poésie qui se dissoudrait aussi rapidement que le présent change.
Il est vrai, aussi, que la poésie emporte avec elle son devenir et quelle renaîtra, demain.
Mais il nen est pas moins vrai que le poète ne peut pas renvoyer l "ici" et le "maintenant" vers un ailleurs ni vers un autre temps. Cest en ce temps de tempête que la poésie a besoin que soient posées les questions quelle soulève, seule, dune façon qui la rende présente et vivante.
Rendre le langage vivant, rendre le fluide de vie aux paroles, voilà qui ne peut se faire sans redonner à la vie le sens de la vie. En cela, la quête du sens est la quête de lessence, cest là notre questionnement humain, collectif et personnel.
Cest ce qui rend la poésie à la fois possible et nécessaire. Car la quête du sens, cest la quête de la liberté.