1.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
portez vos noms et partez
Retirez vos heures de notre temps, partez
Extorquez ce que vous voulez
du bleu du ciel et du sable de la mémoire
Prenez les photos que vous voulez, pour savoir
que vous ne saurez pas
comment les pierres de notre terre
bâtissent le toit du ciel
2.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
Vous fournissez lépée, nous fournissons le sang
vous fournissez lacier et le feu, nous fournissons la chair
vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres
vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie
Mais le ciel et lair
sont les mêmes pour vous et pour nous
Alors prenez votre lot de notre sang, et partez
allez dîner, festoyer et danser, puis partez
A nous de garder les roses des martyrs
à nous de vivre comme nous le voulons.
3.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
comme la poussière amère, passez où vous voulez
mais ne passez pas parmi nous comme les insectes volants
Nous avons à faire dans notre terre
nous avons à cultiver le blé
à labreuver de la rosée de nos corps
Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici
pierres et perdrix
Alors, portez le passé, si vous le voulez
au marché des antiquités
et restituez le squelette à la huppe
sur un plateau de porcelaine
Nous avons ce qui ne vous agrée pas
nous avons lavenir
et nous avons à faire dans notre pays
4.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
entassez vos illusions dans une fosse abandonnée, et partez
rendez les aiguilles du temps à la légitimité du veau dor
ou au battement musical du revolver
Nous avons ce qui ne vous agrée pas ici, partez
Nous avons ce qui nest pas à vous :
une patrie qui saigne, un peuple qui saigne
une patrie utile à loubli et au souvenir
5.
Vous qui passez parmi les paroles passagères
il est temps que vous partiez
et que vous vous fixiez où bon vous semble
mais ne vous fixez pas parmi nous
Il est temps que vous partiez
que vous mouriez où bon vous semble
mais ne mourez pas parmi nous
Nous avons à faire dans notre terre
ici, nous avons le passé
la voix inaugurale de la vie
et nous y avons le présent, le présent et lavenir
nous y avons lici-bas et lau-delà
Alors, sortez de notre terre
de notre terre ferme, de notre mer
de notre blé, de notre sel, de notre blessure
de toute chose, sortez
des souvenirs de la mémoire
ô vous qui passez parmi les paroles passagères
Lhystérie du poème
Le poème, le poème Jusquà quand ? Y aura-t-il encore en hébreu assez dépées pour affronter le prochain poème quécrira un autre poète pour demander le retrait des occupants ?
Nathan Zakh a dû dabord minsulter pour avoir le droit de formuler ensuite cette question pertinente : " Les Israéliens poseraient-ils comme condition de la paix avec les Palestiniens que ces derniers tombent dabord amoureux deux ? Dans ce cas, nous risquons dattendre longtemps, très longtemps. "
Les Israéliens ont été surpris de découvrir que le peuple palestinien naime ni loccupation ni les occupants. Ce fut une surprise telle que Yediot Aharonot a pu titrer : " Unité retrouvée à la Knesset ", après que le Premier ministre eut présenté mon poème comme la meilleure preuve quil fallait poursuivre loccupation. Quand aux écrivains libéraux, si épris de paix, ils ont versé des larmes de crocodile lorsquils ont découvert à cette occasion que les Palestiniens persistaient que la Palestine était leur patrie. Ce qui a poussé Amos Kenan à me menacer du fusil comme seule langue désormais possible entre nous.
Pendant ce temps, les orientalistes israéliens sont encore occupés à chercher le sens du mot " perdrix " (Hajal) et le sens à donner au fait que je lai mis après le mot " pierres " (Hajar). Mati Peled a fait a juste titre remarquer que cest bien la marque dune incompréhension, voire dune véritable coupure, entre deux cultures vivant sur la même terre. Il faut que personne ne comprenne plus personne pour quaucun traducteur nait remarqué que la perdrix est un oiseau de la taille dun pigeon qui vit au milieu des pierres.
Lorsque lon fait remarquer à tel député du Likoud : " Lhymne israélien ne dit-il pas que le Jourdain a deux rives, une occidentale et lautre orientale ? ", lautre répond : " Jai bien le droit de chanter. " Le Palestinien naurait-il pas le droit de chanter sa patrie comme lIsraélien son expansionnisme ? Non. LArabe na pas le droit de forger son langage en dehors des limites que lIsraélien lui a fixées. Ce qui déborde de ces limites est décrété hors de lhumain. Lhumain, en nous, doit quitter son espace propre pour se confier dans le " ghetto " de lautre. Il doit se faire le gardien de sa propre absence, au profit de la présence de lautre.
Mais si nous narrivons pas à vivre côte à côte, pourquoi devrions-nous pour autant mourir ensemble ? Cette question, exprimant lultime concession quun homme puisse faire, devient, dans lesprit des Israéliens, lultime degré de lagression sauvage ; elle transgresse en effet les limites du rôle quils ont fixé à lautre, cet autre qui na même pas droit aux questions.
Ainsi, dans la mentalité israélienne, le Palestinien va passer de létat dune homme quon a le droit de réduire à rien pour accomplir sa propre humanité, à celui dun élément constitutif de lexistence israélienne, un sujet nécessaire, dominé, que l'Israélien peut utiliser quand il veut, comme il veut.
Qui donc donne en effet à la mosaïque israélienne son unité, sinon la volonté unanime de la victoire sur un fantôme en train de se matérialiser, sinon la nécessité dêtre unis face à la peur dune défaite ? Tout se passe comme si le Palestinien, quil soit absent ou présent, était lessence même de lexistence de lIsraélien. A condition, bien sûr, que ce Palestinien respecte le rôle quon lui a assigné. Plus on nie son existence, plus on reconnaît le poids de celle-ci. Et plus au contraire lIsraélien tend à reconnaître cette existence, plus il met en péril la sienne propre. Comme si lIsraélien avait besoin de convoquer le Palestinien selon limage de son choix pour rester israélien.
Ny a-t-il dautre identité que celle-là ?
Il est clair que cest lIsraélien qui sappauvrit lui-même, qui appauvrit sa propre substance en lui inculquant une peur devenue instinctive, la peur dun ennemi indispensable, fabriqué avec soin de toutes pièces, un ennemi qui na lui-même dautre ennemi que le juif, depuis la Création et pour toujours. Et si cet ennemi est le monde entier, cela ne peut que rehausser encore la fécondité du génie juif.
Lexpression " Le monde entier est contre nous " est devenue une spécificité dIsraël et la condition de son existence. Quant à se demander pourquoi le monde entier à tort et lIsraélien raison, cest une question tout à fait oiseuse. Car la légitimité de chaque acte dIsraël, sa revendication dune vérité que personne dautre ne saurait posséder, ont pour condition première lhostilité du monde entier.
Ce credo est sans doute larme la plus simple qui permet à la mentalité israélienne de vaincre sa contradiction. Il a servi dans le passé à empêcher lassimilation des juifs au sein des sociétés où ils vivaient. Il sert aujourdhui à empêcher lautre démerger, à empêcher la terre de souvrir à la coexistence ; car la première condition en serait la reconnaissance du droit de lautre à sa terre, puisque cette terre est à lui : il nest pas un réfugié qui demande asile aux immigrants !
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Ben Gourion nétait pas un goy. Pourtant, il reconnaissait en privé que le conflit nétait pas de nature raciale. Cétaient bien, selon lui, les Israéliens qui portaient la responsabilité de labsence de paix, en raison de ce quils faisaient et non pas de lhostilité du monde entier vis-à-vis des juifs. Devant son ami Nahum Goldman, il manifestait, un soir, son inquiétude quant à lavenir : " Pourquoi, lui disait-il, pourquoi les Arabes se réconcilieraient-ils avec nous ? Cest nous qui leur avons pris leur terre. "
" Cest nous qui leur avons pris leur terre. " Doit-on chercher là le motif de la fureur israélienne face aux manifestations de la mémoire arabe du présent ?
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Ils disent ne pas vouloir coexister avec nous. Mais leur dilemme, cest quils ne peuvent pas vivre sans nous. Il ne nous appartient pas de régler ce paradoxe, lequel engendre la cruauté dune jungle ou le mythe sallie au fait accompli, et la fragilité de lhomme à la dureté de lacier. Nous ne pouvons pas répondre à leur besoin permanent de fabriquer leur ennemi, lennemi dont ils veulent dicter la conduite, le langage, les réactions et même la forme des rêves. Un ennemi sur mesure répondant à toute leurs injonctions
Le poème nest quun prétexte. Mais jusquà quand Jusquà quand ?
Nous leur proposons un marché : quils suppriment les colonies, et nous supprimerons le poème ?
Mahmoud Darwich al-Yawm al-sâbi, le 18 avril 1988
Extrait de " Mahmoud Darwich et la nouvelle Andalousie "
Il est très intéressant dobserver que, tout de suite, dans linstant où lidée même de liberté dexpression, de liberté de parole politique, risquait de se voir contrainte à plus de modération, voire au silence complet, certains israéliens sont venus au secours du poème et par voie de conséquence, de lhomme, de lartiste.
Ce ne sont pas des obscurs, des sans grades, qui se servent de lévénement pour briller, mais bien au contraire, des personnalités qui nhésitèrent pas un instant, quitte à se mettre eux-mêmes en péril, à prendre la parole pour sauver le droit de parler et décrire :
Simone Bitton (journaliste, qui a vécu successivement au Maroc et en Israël avant de sinstaller en France, membre actif de lassociation Perspectives judéo-arabes juifs orientaux pour lentente judéo-arabe et la paix israélo-palestinienne),
Matitiahu Peled (général de réserve de larmée israélienne, membre de létat-major durant la Guerre des Six Jours et professeur de littérature arabe à luniversité de Jérusalem, a fondé Mohamed Miari, la Liste Progressiste pour la paix en 1984)
et Ouri Avnéri (journaliste, rédacteur en chef de lhebdomadaire Haolam Hazé, considéré comme le pionnier du dialogue israélo-palestinien). Tous dénoncèrent lhystérie collective qui sétait emparée dIsraël, la manipulation dune droite agressive, les fausses traductions qui ont détourné le texte vers lodieux, larrogance de la gauche qui imposait ses visions et niait toujours lAutre, et tous saccordèrent à laisser libre la voix du poète.
Mati Peled sest engagé fermement dans un véritable processus de reconnaissance lorsquil a dit : " A linterpellation initiale succède une demande explicite : Allez-vous-en de grâce, et laissez-nous en paix.
Cette requête est sereine et probablement réalisable puisquelle concerne un phénomène transitoire semblable à des mots qui nont aucun poids. Cest une opinion que je partage dans la mesure où il sagit des colonies des territoires occupés ".
Cet homme fut l'un des pionniers à uvrer pour la réconciliation entre Israël et la Palestine et la reconnaissance des droits nationaux palestiniens. Il fut aussi l'ami de tous.
Un homme de grand courage qui, des années durant, et bien avant que les accords de paix ne rendent licites les contacts avec les Palestiniens, affronta l'inimitié et le rejet des siens car il était conséquent avec ses principes : il avait entrepris de fréquents contacts avec des Palestiniens, ce qui, à lépoque, était interdit sous peine demprisonnement.