S'immerger en poésie n'est pas chose aisée. Il faut du temps. Le temps de lire et de relire à haute voix un même poème. Le temps de se laisser pénétrer par la musique des mots et par leur sens, de s'approprier ses images.
En Orient, la poésie, avec ses cadences et ses canons propres, est un art vivant scandé en public, qui déclenche toujours la ferveur des foules.
Si, en d'autres lieux, la poésie de sel et de sang de Mahmoud Darwich quelquefois dérange, c'est qu'elle s'entend comme le porte-voix des autres et que la mémoire intime y rejoint la mémoire collective tourmentée d'un peuple.
Il faut croire que rien jamais ne cicatrisera les colères et les souffrances de l'exil, des guerres, des proches perdus et de la prison qui sont intimement imprimés dans le corps et la langue du poète palestinien Mahmoud Darwich.
Même si l'auteur avoua en son temps que l'exil fut extrêmement généreux avec lui et qu'il ne peut s'en désister. Tout poète n'aspire-til pas aussi, grâce à son art, à se détacher des contingences imposées par une histoire trop lourde, trop violente ?
La terre nous est étroite et autres poèmes, cette anthologie publiée dans la prestigieuse collection « Poésie », chez Gallimard, est une sélection « personnelle » de l'auteur de morceaux écrits entre 1966 et 1999, traduits par Elias Sanbar, « poète parallèle - ainsi Mahmoud Darwich définit-il le traducteur dans sa préface - faisant subir à la langue d'accueil un sort identique à celui que l'auteur (...) fait subir à sa propre langue ».
La nostalgie d'une enfance trop courte, brisée par la violence de l'exil, sous-tend toute l'oeuvre de Mahmoud Darwich.
« Une nuit d'été, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt en compagnie de centaines d'habitants du village.
Après une nuit de marche, nous sommes arrivés dans un village étranger aux enfants inconnus...
Depuis ces jours au Liban, je n'ai pas oublié et je n'oublierai jamais les circonstances dans lesquelles j'ai fait connaissance avec le mot patrie.
Pour la première fois, je me suis retrouvé dans une longue file, attendant la distribution des rations alimentaires... »
Dans ce recueil, on trouve notamment deux poèmes de jeunesse, que l'on peut désormais étudier en Israël, « La Prison » et « A ma mère » :
« J'ai la nostalgie du pain de ma mère, Du café de ma mère ; Des caresses de ma mère (...) Et l'enfant grandit en moi Jour après jour (...) Attache-moi, Avec une mèche de tes cheveux, Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe... Et je serai, peut-être un dieu, Si j'effleurais ton coeur ! (...) Si je rentre, enfouis-moi, Bûche, dans ton âtre. Et suspends-moi, Corde à linge, sur le toit de ta maison. Je ne tiens pas debout Sans ta prière du jour. »
On peut également lire « Je suis Joseph, ô mon père », l'inquiétante prière teintée d'ironie de Joseph, l'homme aux songes de la Genèse, mis au ban par ses frères jaloux de l'amour excessif que lui voue le père :
« Mes frères ne m'aiment pas et ne veulent pas de moi en leur sein. Ils m'agressent et me lapident de cailloux et de mots (...) Qu'ai-je donc fait, mon père ? Et pourquoi moi ? Tu m'as appelé Joseph, mais ils m'ont jeté dans le puits et accusé le loup (...) Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j'ai dit : J'ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés. »
Mahmoud Darwich n'a pas choisi d'inclure dans cette anthologie le célèbre poème « Inscris : je suis arabe », qui avait emporté l'adhésion de tout le monde arabe, mais on peut lire de grands morceaux comme « La terre nous est étroite », « Et la terre se transmet comme la langue », « Nous marchons sur le pont », « Partition solo »...
Né en Palestine en 1942 dans le village de Birwa, en Galilée, Mahmoud Darwich fut, à Haïfa, membre du Parti communiste israélien (Rakah), puis, à Tunis, membre du Comité exécutif de l'OLP, dont il démissionna à la veille de la signature des accords d'Oslo.
« La poésie ne pouvait être réduite à l'étroitesse de la politique approchée au quotidien », a-t-il déclaré alors. Il vit aujourd'hui entre Amman et Ramallah, en Palestine, où il dirige la revue littéraire Al Karmel, qu'il a fondée à Beyrouth.