Rien qu'une autre année, de Mahmoud Darwich, constitue la réédition d'une anthologie personnelle parue une première fois en 1983 et qui puise dans seize années d'écriture poétique (1966-1982) dont La Palestine comme métaphore éclaire le parcours et livre quelquefois les clefs.
LA PALESTINE COMME METAPHORE Editions Actes Sud / Sindbad, 192 p.
RIEN QU'UNE AUTRE ANNEE Editions de Minuit, 240 p.
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Les premiers poèmes de Mahmoud Darwich font entendre un lyrisme amoureux dans lequel l'attachement au pays natal et l'expression du sentiment amoureux tendent à se confondre. La part des éléments naturels est alors décisive. Symbole de la patrie, la terre est célébrée comme la « première mère ». Elle constitue aussi la recherche et l'affirmation, par la poésie, de sa propre existence physique. Pose dans ces premiers textes une dimension sensorielle dont elle ne s'écartera pas.
Par la suite, l'engagement politique apparaît plus net. L'écriture à la fois se dramatise et se leste d'un rapport plus complexe aux mythes et aux symboles.
Enfin, dans sa période la plus mûre, cette écriture tend vers une ouverture
On assiste à une montée en puissance, en efficacité et en simplicité. La voix trouve les mots les plus nus et emprunte aux objets les plus familiers. pour dire sa colère ou sa fidélité. : « Nous les chasserons du pot de fleur et de la corde à linge », « Ma vie appartient aux mains qui me préparent mon café le matin ». Elle illustre ainsi parfaitement ce mot de Darwich selon lequel « notre problème littéraire permanent, à nous, Palestiniens, est que nous sommes condamnés à être les enfants du moment immédiat, parce que notre présent ne se résoud ni à commencer ni à finir. »
Parole réplique à une douleur et la creuse. Celle de l'exil. Qu'est-ce qu'être palestinien, sinon connaître l'exil sur sa propre terre, vivre chez soi comme un réfugié. Darwich est celui qui vient « d'un pays dépourvu de pays ». D'où une réflexion aigüe sur l'étrangeté et l'altérité. Qu'il soit social, familial, amoureux, l'exil est le thème dominant, celui qui appelle la poésie et auquel celle-ci doit répondre. L'exil définit pour Darwich la situation humaine fondamentale
Dans une langue rythmée et rimée, le Galiléen Darwich dialogue avec le vers libre dans une métrique classique.Cette poésie évolue sur plusieurs registres : le lyrisme épique donnant lieu à des textes où s'entretissent une temporalité et une thématique complexe, la notation brusque sur le modèle du journal ou de la caméra, le chant lyrique. Y dialoguent les dimensions du récit, du dialogue dramatique et de la fable.
Volontiers, cette poésie interpelle.
Sur le mode de l'injonction :
« Souviens-toi de moi avant que je n'oublie mes mains. »
De la bénédiction :
« Heureux celui qui peut faire avorter le feu dans la foudre »
De la prière :
« pitié pour les ouvriers de l'imprimerie
pour les murs qui veulent de l'herbe
pour les écrivains dans les notices nécrologiques
pitié pour un peuple auquel nous avons promis l'accès à la rose par la porte des cendres amères »
Du dialogue:
« - Meurs-tu souvent?
- Et je ressuscite souvent. J'attrape mon ombre comme une pomme mûre »
Ou plus généralement sur le mode de l'adresse :
« mes amis, ne mourez pas avant de présenter vos excuses à une rose que vous n'avez pas encore vue
à un pays que vous n'avez pas visité
à une jouissance que vous n'avez pas atteinte
à des femmes qui ne vous ont pas passé au cou l'icône de la mer et le tatouage du minaret »
On est frappé par la puissance de feu de ce lyrisme qui ose des comparaisons et trouve des formules saisissantes : « Il ont vendu mon sang comme de la soupe en boite », « L'odeur du café est une géographie », « les oiseaux sont le prolongement du matin », « le fleuve est l'épingle à cheveux d'une dame qui se suicide. »
En réponse à ceux qui font de lui le poète de la cause palestinienne, Darwich répète au fil de ces entretiens combien la dimension politique se veut « discrète, implicite, non proclamée » dans sa poésie. Il réaffirme que « le poète n'est pas tenu de fournir un programme politique à son lecteur. » La force de la poésie tient plutôt à son « extrême fragilité ». sans doute la scène poétique est-elle la scène même de l'Histoire, mais telle que s'y côtoient les éléments les plus divers et que les ennemis s'y transforment, selon le mot de Char, en « loyaux adversaires ».
Si le poète est attentif à l'Histoire, il garde également le regard braqué sur l'initial afin d'en conserver la mémoire. Il fait se télescoper l'intime et le collectif, l'amour d'une femme et celui d'une terre, l'expression du désir de vivre et celle du combat politique. Le propre du travail du poème est ainsi de donner à la Palestine une identité en multipliant les images qui étoilent sa présence : femme ou terre, elle prend corps à travers le double processus lyrique de la figuration et de la célébration. Elle se conjoint, s'allégorise, se distribue en éléments nombreux et reconstitue ainsi son paysage. L'imaginaire sauve ce que l'Histoire brise.
Mahmoud Darwich affirme une conception ouverte de l'arabité, non comme identité repliée sur elle-même, mais perçue à travers la langue même comme pluralisme. Il dialogue dans ses textes avec l'ensemble des cultures(cananéenne, hébraïque, grecque, romaine, persane, égyptienne, arabe, otomane, anglaise et française) qui se sont succédées sur la terre de Palestine. Et c'est bien ici la voix même qui constitue la véritable inscription territoriale.
Si donc Mahmoud Darwich est poète palestinien, c'est à la fois parce qu'il prête voix à son peuple, mais aussi parce que la Palestine tend à devenir elle-même une métaphore de la condition humaine