Edward Saïd était notre conscience,
et aussi notre ambassadeur
auprès de la conscience humaine,
(traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier)
publié le 26 septembre 2003 dans Al-Ayyam
(quotidien palestinien)
Je ne puis dire adieu à Edward Saïd, tant sa présence est grande chez nous, et dans le monde entier, et tant il est vivant. [Celui qui était] notre conscience et notre ambassadeur auprès de la conscience humaine en a eu assez, hier, de cette longue lutte vaine contre la mort. Mais il ne s'est jamais lassé de la résistance au nouveau régime (appelé par antiphrase « ordre ») mondial, ni de défendre la justice et l'humanisme, ainsi que les points de rencontre entre les différentes cultures et civilisations du monde.
Edward s'est conduit en héros dans son jeu de cache-cache avec la mort, tout au long de ces douze dernières années [de sa maladie], en renouvelant sa créativité pourtant déjà si fertile, par l'écriture, par la musique, par l'étude critique de la volonté humaine, par la recherche - vitale - du sens et de l'essence, par sa volonté de repositionner l'Intellectuel dans son ambitus ascétique.
Si l'on demande à un Palestinien de quoi il se sent fier, face au monde, il répondra spontanément : Edward Saïd.
L'histoire culturelle palestinienne n'a, en effet, jamais donné au monde un génie qui surpasse celui d'Edward Saïd, de cet Edward Saïd à la fois multiple et humain.
Désormais, et jusqu'à un lointain nouvel ordre, il tiendra le premier rôle pionnier dans la diffusion du renom de son pays d'origine, depuis le niveau politique courant jusqu'à la conscience culturelle universelle.
C'est la Palestine qui l'a mis au monde. Mais - en raison de sa fidélité aux valeurs de l'équité, dont on fait tellement bon marché sur la terre qui les a vues naître, et en raison de son combat pour le droit de ses fils et filles à la vie et à la liberté - Edward Saïd est devenu l'un des pères symboliques de la Palestine nouvelle.
Sa vision du conflit qui s'y déroule est une vision culturelle et morale qui, loin de se contenter de justifier seulement le droit des Palestiniens à résister à l'occupation, voit en cette Résistance un devoir à la fois national et humain.
Edward était un tout : impossible de le détailler. En lui s'unifiaient l'homme et le critique littéraire, le penseur, le musicien et le politique, sans que la nature d'aucune de ces activités ne déteignît aussi peu que ce fût sur les autres.
Sa personnalité au rayonnement universel se caractérisait par un charisme qui fit de lui un phénomène mondial absolument unique. Il est rare, en effet, que soient réunies dans une même personne l'image de l'intellectuel et celle de la star, comme elles ont été réunies en Edward Saïd, cet homme élégant, éloquent, profond, impitoyable, délicieux, captivé par les beautés de la vie et du langage. Au moment de prendre congé de lui, un congé qui se révolte contre l'idée même de son absence, le monde a rendez-vous avec la Palestine pour un instant rare et précieux. Aujourd'hui, nous ne savons pas quelle est la famille éplorée à qui présenter nos condoléances, car la famille d'Edward, c'est le monde entier.
Notre perte est donc commune, nos larmes sont les mêmes. Car Edward, par sa conscience vive et son encyclopédisme culturel, a placé la Palestine au coeur du monde, et le monde au coeur de la Palestine.